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OGM, glyphosate et autres contes de notre folie ordinaire

Aux origines du glyphosate

Si l’on prend le temps de s’arrêter un moment pour comprendre ce qui nous a conduits dans l’impasse dans laquelle nous sommes aujourd’hui englués, qui contamine notre environnement, nos corps et nos esprits, si l’on veut vraiment comprendre les mécanismes pervers qui structurent le monde dans lequel nous évoluons désormais, sans tomber dans la caricature ni le déni, on peut considérer, avec le recul, que les racines du mal ont vu le jour au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Sous les prétextes de reconstruire un monde défiguré et traumatisé par un conflit qui vient d’effacer des dizaines de millions d’êtres humains de la surface du globe et de résoudre la faim dans le monde, l’homme a façonné en quelques décennies une industrie qui, à elle seule, participera à l’empoisonnement massif de la biosphère et de l’ensemble des organismes vivants au XXe siècle. Comme nous allons le voir, l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions.

Durant la Seconde Guerre mondiale, la plupart des grandes multinationales chimiques, que ce soit aux États-Unis, en Allemagne ou au Japon, doivent produire en masse les deux éléments incontournables à la fabrication des bombes : le nitrate, qui est la base de tous les explosifs, et le phosphate, nécessaire aux bombes incendiaires.
Aussi, lorsque intervient l’annonce de la capitulation de l’Allemagne nazie, ces grandes entreprises se retrouvent avec des quantités colossales de nitrate et de phosphate sur les bras. La perspective de voir disparaître leur business model – et, accessoirement, de devoir licencier des milliers de personnes dans un contexte de pénurie mondiale – leur est totalement insupportable. Jamais en mal d’idées lorsqu’il s’agit de conserver leurs parts de marché ou de « créer de la valeur », les dirigeants de ces géants de la chimie décident alors d’utiliser ces substances comme... engrais. J’imagine que le fait de recycler des produits conçus pour fabriquer des bombes et des explosifs et les utiliser pour faire pousser la nourriture ne serait certainement pas vu comme le meilleur argument marketing de nos jours mais, à l’époque, personne ne hausse un sourcil. Quel étrange paradoxe pourtant que d’utiliser les produits destinés à répandre la mort pour favoriser le développement du vivant.

MANIPULER POUR SAUVER DES VIES
Nous l’avons désormais oublié mais, à dater de l’après-guerre, ces produits chimiques s’invitèrent dans tous les processus agricoles. Pourtant, au départ, ce ne fut pas si simple que cela, et les géants de la chimie durent se battre pour recycler leurs produits de mort. Pourquoi ? Certainement parce que, la nature étant bien faite, que ce soit le riz ou le blé, les plantes ne « répondirent » pas bien. En effet, lorsque l’homme commença à les fertiliser à grand renfort de ces fameux engrais, au lieu de produire plus, elles produisirent... moins. En pénétrant dans les tiges des jeunes plantes, les produits chimiques comme le nitrate les rendaient plus fragiles et le poids des épis finissait par faire verser les plants, réduisant la production à néant.

C’est ainsi que les premiers programmes de manipulations génétiques virent le jour en 1959 au Mexique, mandatés par la fondation Rockefeller et dirigés par une sommité du monde scientifique, Norman Borlaug. C’est à cet agronome américain que l’on doit la création des premiers blés nains « résistants » au poids de l’épi, qui représentent la base génétique de toutes les variétés actuelles. C’est lui qui obtint ces premières variétés de blé à haut rendement baptisées Lerma Rojo 64 et Sonora 64, qui furent testées en Inde et permirent ensuite aux pays en voie de développement comme l’Inde et le Pakistan d’augmenter la productivité de leurs cultures de blé d’environ 60 %. La science venait alors au secours de l’être humain, et Borlaug fut notamment récompensé du prix Nobel de la paix en 1970 pour ses travaux qui, cette année-là, sauvèrent un milliard de Pakistanais et d’Indiens de la famine. Malheureusement, toute médaille a son revers, et les variétés de blés nains ne purent obtenir les hauts rendements que grâce à l’utilisation massive non seulement d’engrais synthétiques, comme nous l’avons vu, mais également de pesticides et d’herbicides qui n’existaient pas auparavant et ont vu le jour durant la Seconde Guerre mondiale. En effet, une variété naine, en raison de sa taille, n’est pas très résistante pour faire face aux mauvaises herbes et aux insectes qui les abritent. En conséquence, en plus des engrais, il fallut aussi utiliser des produits chimiques pour protéger les cultures.

Voici comment naquit ce que l’on appela la « Révolution verte », qui a conduit à l’industrialisation massive de l’agriculture. Commença alors une course à l’armement qui consista à débarrasser les agriculteurs des aléas climatiques, à leur faire oublier les calendriers saisonniers et, pire, leurs compétences ancestrales, cette science du vivant acquise après des siècles de travail acharné, en les remplaçant par la technologie. Une technologie qui les dispenserait de l’impérieuse nécessité de connaître la terre et le vivant. C’est ainsi que, pour la première fois de son histoire, l’homme utilisa des machines – tracteurs, avions d’épandage – et des produits chimiques à profusion pour faire pousser nos aliments.

QUI SÈME LE BLÉ RÉCOLTE DU ROUNDUP
C’est en 1970 à Stanford, États-Unis, que débutèrent les premières tentatives de transgénèse sur une bactérie (Escherichia coli), sous la direction de Paul Berg, un brillant biochimiste qui recevra en 1980 la moitié du prix Nobel de chimie. Quelques années plus tard, en 1975, ce même Paul Berg organisa la conférence d’Asilomar appelant à un moratoire sur les manipulations génétiques. Désireux d’éviter que des bactéries génétiquement modifiées puissent se disperser dans l’environnement, Berg voulait établir le principe de précaution. Si l’ensemble des scientifiques présents, soit une centaine de participants parmi les plus éminents spécialistes de la planète, accepta d’assumer les risques de ce qui pourrait se passer en laboratoire, tous refusèrent d’endosser une quelconque responsabilité sur ce qui pourrait advenir en dehors. À ce titre, jamais aucune évaluation sérieuse ne fut faite en ce sens.

En 2020, les cultures OGM (1) représentent 10 % des terres cultivées dans le monde, dont 80 % sont dites TH, c’est-à-dire tolérantes aux herbicides. En tête de gondole, le soja, capable de survivre au glyphosate. Monsanto a d’ailleurs baptisé Roundup Ready sa gamme brevetée de semences de cultures génétiquement modifiées résistantes à son herbicide à base de glyphosate, le Roundup.
Aux États-Unis, plus de 80 % des cultures sont OGM pour le soja, le maïs, le blé et le coton. En Argentine, ce sont quasiment 100 % des cultures qui sont OGM, notamment le soja. Malheureusement, ces méthodes agricoles, moins rentables à l’hectare, nécessitent de s’agrandir. Ainsi, en Argentine, la sur- face des cultures a triplé, occasionnant une perte considérable de la biodiversité et la défiguration de la pampa. En 20 ans, le pays a vu l’utilisation de produits phytosanitaires augmenter de 850 % sur ses plantations ! Des chiffres effrayants, d’autant que les conséquences sanitaires sont dramatiques pour les populations vivant à proximité de ces cultures. Paul Moreira en a fait une brillante démonstration dans son documentaire Bientôt dans vos assiettes, dans lequel le représentant du ministère de l’Agriculture reconnaît que les conséquences sur la santé de ces méthodes de production étaient « le prix à payer » pour développer l’agriculture. Adieu le principe de précaution : au nom de la croissance, toutes les folies sont permises. Car il est important de préciser qu’à ce jour, l’innocuité des organismes génétiquement modifiés utilisés dans l’alimentation animale ou humaine n’a jamais été prouvée. Oui, vous lisez bien : aucun consensus scientifique ne permet d’affirmer que les OGM sont sans danger !

MERCI DARWIN !
Il y a quand même quelque chose qui cloche dans tout ça ! En effet, comment expliquer que, pour faire pousser des variétés OGM, initialement conçues pour se développer sans l’apport d’intrants chimiques, on soit aujourd’hui contraint de multiplier les cocktails d’herbicides, de pesticides et autres antifongiques ? Contrairement à la promesse de départ, il faut désormais multiplier par 2 ou 3 les intrants chimiques par rapport à l’agriculture sans OGM ! Et ne parlons pas de l’agriculture biologique... L’explication se trouve dans le darwinisme, tout simplement ! Les plantes, comme les insectes, se sont adaptées. C’est au début des années 90, aux États-Unis, que l’on découvre les premières mutations des plantes transgéniques dites Bt (des variétés modifiées génétiquement par l’ajout du gène leur conférant une résistance aux principaux insectes nuisibles), mais aussi les mutations des insectes, qui deviennent résistants à la toxine produite par la plante Bt. Vingt ans plus tard, en 2011, dans l’Iowa, les agriculteurs constatent que le maïs Bt n’est plus en mesure de repousser les insectes nuisibles. Seule solution : pulvériser des insecticides et des herbicides sur des plantes initialement conçues... pour les éviter !

Tel est le terrible constat de cette tragique histoire : pendant près de 50 ans, les industriels sont allés de l’avant, dans un objectif de croissance et de profit, avec des produits chimiques de plus en plus performants et de moins en moins nocifs pour l’environnement, jusqu’à ce que le boomerang prenne le virage. Depuis 2010 et les multiples mutations génétiques, ces mêmes industriels n’ont trouvé d’autre solution que d’en revenir aux pires produits des années 40 et 50, qui sont excessivement toxiques. Contrairement à la promesse de départ, l’utilisation d’herbicides n’a pas diminué avec les OGM, au contraire, contribuant non seulement à la mort lente et inexorable des sols, mais également à l’atteinte tout aussi inexorable de notre intégrité physique.
Car c’est une condamnation sans appel qui tombe en 2015, lorsque le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), créé par l’OMS, après avoir réuni 17 experts dans 11 pays et compilé plus de 400 études, déclare le glyphosate cancérogène probable, au même titre que l’amiante. Immédiatement, d’autres études viennent contredire cette classification, études contradictoires chaque fois financées ou infiltrées par des membres de l’industrie chimique (2). On ne change pas des méthodes de création du doute et de fabrication de l’ignorance qui ont fait leurs preuves...

VOL AU-DESSUS D’UN NID DE SEMENCES
Tout aussi inquiétante, mais dans un autre registre, la folie OGM pourrait à terme mettre fin à l’un des trésors de l’humanité, qui est la richesse de ses variétés de semences. L’idée que les semences doivent circuler librement est si profonde que la totalité des systèmes semenciers nationaux en vigueur jusqu’en 1960 ont été construits sur le principe que les semences stockées étaient disponibles pour quiconque en faisait la demande. Aux pires moments de la guerre froide, des échanges de semences ont eu lieu entre les États-Unis et l’Union soviétique.
Mais en 1961 est apparue une organisation intergouvernementale constituée de seulement 6 pays membres et siégeant à Genève, en Suisse : l’Union internationale pour la protection des obtentions végétales (UPOV). Le document émis par cette organisation sur la soi-disant « protection des obtentions » était en réalité une première tentative de privatisation des semences des variétés de plantes cultivées, version initiale de ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Convention UPOV. Un petit groupe de gros producteurs présents au niveau international – de grosses firmes pour la plupart, Monsanto en tête – s’y auto-attribuait la prérogative de faciliter l’appropriation des semences, empêchant le reste des gens et des communautés de les utiliser librement, et ce malgré le fait que leurs vies soient intimement liées à l’agriculture, qu’elles aient domestiqué les semences et les aient léguées à l’humanité. Depuis, l’UPOV œuvre exclusivement et explicitement à la privatisation des semences dans le monde entier en imposant ces droits de propriété intellectuelle sur les variétés végétales et en en attribuant le monopole aux entreprises. Au début, le rejet du document de l’UPOV par les individus, les organisations et même de nombreux gouvernements et entrepreneurs agricoles a été si fort que, pendant sept ans, aucun pays n’a accepté de le ratifier. Au moment d’adopter la version de 1991, une petite vingtaine de pays ont signé. Mais en 1994, au cours des négociations qui ont par la suite mené à la formation de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), il a été imposé que tous les pays membres devaient accorder des droits de propriété intellectuelle sur les variétés végétales. Les adhésions à l’UPOV ont alors très rapidement augmenté et, aujourd’hui, plus de 70 pays ont ratifié le document. Bien sûr, les poches de résistance subsistent, et de nombreux agriculteurs refusent de se soumettre. Sauf que les OGM risquent fort, là aussi, de bouleverser la donne. Et les industriels, Monsanto toujours entête, se frottent les mains. Car une découverte fait froid dans le dos : la possibilité de contamination des champs voisins des cultures OGM, de surcroît si elles ne sont pas OGM elles-mêmes. C’est au Mexique qu’ont été identifiées par hasard des traces d’ADN transgénique dans des cultures traditionnelles.Une étude a alors établi que 5 % du pollen de plantes transgéniques sont capables de féconder du maïs non OGM jusqu’à3 kilomètres de distance. Une contamination par voisinage qui non seulement constitue un risque majeur pour la biodiversité, mais qui ouvre aussi et surtout une brèche colossale pour les propriétaires des semences OGM, puisque celles-ci sont brevetées et protégées par des droits de propriété intellectuelle qui obligent les fermiers à les racheter chaque année pour être autorisés à les utiliser.

MONSANTO, TON UNIVERS IMPITOYABLE
Alors que jusque-là, la tradition voulait que les agriculteurs sélectionnent des grains des années précédentes qui ne leur coûtaient rien pour procéder à leurs semences, le géantMonsanto a réussi son pari en obligeant les agriculteurs à s’enchaîner à lui. Et ça rapporte gros : en 30 ans, leur technologie chimique est passée de 6 dollars l’unité à plus de 20 dollars.Lorsqu’on sait que Monsanto détient 95 % de tous les brevets et contrôle quasiment toute l’agriculture en Amérique du Nord, ça en dit long sur la puissance de la firme, qui n’est pas prête à faire de cadeau. En juin 2000, Monsanto franchira même une nouvelle limite en poursuivant l’agriculteur canadien Percy Schmeiser dont les graines de colza conventionnelles ont été contaminées par du colza Roundup Ready d’un champ voisin.Accusé d’avoir enfreint la loi sur les brevets en ayant utilisé des graines sans licence ni paiement de royalties, Schmeiser sera jugé coupable de contrefaçon par les juges canadiens, qui le contraindront à abandonner la culture du colza. Dépossédé de sa propre semence parce qu’elle a été contaminée par un gène breveté d’un champ d’à côté ! Comment une telle aberration juridique peut-elle être concevable ? Et surtout, quels risques pour la biodiversité ! En effet, on pourrait très bien se retrouver d’ici quelques années avec très peu de variétés de graines, exclusivement OGM et dépendantes des herbicides et des firmes agrochimiques. Sans sombrer dans le catastrophisme, il suffirait alors que quelques-unes de ces plantes tombent malades pour générer des famines massives au niveau planétaire, dans un contexte d’explosion démographique. Quelle parabole, de l’invention des OGM pour éviter les famines, au monopole des OGM susceptible de remettre en question la survie de l’espèce humaine.
Au moment de conclure ces contes de notre folie ordinaire, le constat est accablant : contrairement à leur promesse, les OGM n’ont jusqu’ici pas prouvé qu’ils étaient le meilleur recours pour nourrir une population mondiale toujours croissante, pas plus qu’ils n’ont fait la preuve de leur innocuité sur la santé humaine et animale, alors que la plupart du bétail dans le monde entier est nourri avec des céréales venant d’Amérique du Sud, d’Argentine notamment. Plus alarmant encore, malgré les lois, aucun principe de précaution n’est respecté et, à ce jour, plus de la moitié du bétail français se nourrit avec des céréales OGM, en dépit de leur interdiction dans l’Hexagone. Quant à l’utilisation d’intrants chimiques pour les cultiver, elle n’a jamais cessé de croître. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’agriculture est conçue et structurée comme un débouché commercial pour l’industrie, notamment chimique, et comme une activité destinée à fournir de la « matière première » à l’industrie agroalimentaire. Tant que ce modèle ne sera pas remis en cause, les possibilités de changement seront extrêmement réduites.

Que reste-t-il à faire ? Avoir le courage de lutter, se mobiliser, encore et toujours. Depuis quelques années, des journées d’action contre les OGM et l’utilisation des pesticides se succèdent, qui s’inscrivent dans le cadre d’un mouvement mondial pour dénoncer les multinationales agrochimiques qui fabriquent ces produits nuisibles à la santé humaine. Là encore, seul l’acharnement citoyen parviendra à infléchir les politiques et permettra d’ouvrir une brèche, puis de l’agrandir.





(1) Un OGM est un organisme non humain dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement, par multiplication et/ou par recombinaison naturelle. Parmi les techniques de conception des OGM, on distingue la transgénèse, qui est le fait d’intégrer un gène d’une plante donnée à une autre plante pour lui conférer une caractéristique recherchée (par exemple la caractéristique de produire un insecticide pour lutter contre un ravageur), et la mutagénèse, procédé qui modifie le matériel génétique par de nouvelles techniques (New plant breeding techniques ou NPBT). Les plantes issues de ces nouvelles techniques sont appelées « nouveaux OGM ».
(2) Corinne Lepage, ancienne ministre de l’Environnement, dénoncera une « organistion de la science » de la part des géants de l’agrochimie : les Monsanto Papers, en 2017, révélaient comment la puissante firme américaine avait fait paraître des articles coécrits par ses employés et signés par des scientifiques pour contrer les informations dénonçant la toxicité du glyphosate.

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